Cause she’d just smile and I’m complaining in a song ft. ezelia gabriel

Il hurlait au téléphone, hystérique et furieux. Je lui avais fait perdre beaucoup d’argent, un beau contrat avec une marque de shampoing, l’oréal, je crois. C’était intentionnel et il le savait. Il avait dépensé, par anticipation, l’intégralité de sa commission avant la signature officielle du contrat, ce con. J’éloignais le combiné et activais le haut parleur. « Harley, petite pute, tu viens de me foutre de la merde ! » « C’était pas intentionnel Jonah... Oui, sans sauce » « Tu te fous de ma gueule ? » « Quoi ? » « Tu te fous de ma gueule ? » « Et sans oignons, je ne veux pas de foutus oignons, merci. Quoi ? Mais non Jonah, t’es parano... » Je raccrochais le second combiné et rassemblais quelques pièces en attendant mon dîner. Trente-deux dollars pour une salade ça, c’était du foutage de gueule, mais Jonah ne pouvait pas le comprendre. « Harley, Harley, Harley… » D’accord. Il sentait l’alcool même à travers le combiné. « Tu sais que tu m’as brisé le coeur ? Je croyais vraiment en toi sur ce coup-là… » Ce con avait réussi à me faire culpabiliser. Nul ne pouvait comprendre ce qui me liait à Lil’ Jo, même pas moi. Je me sentais redevable et à la fois, piégée. Comme un singe en cage à qui l’on jette des bananes pour amuser la galerie et lui était un genre de soigneur. Du genre de ceux qui prennent soin de leurs animaux et leur disent « bonne nuit » avant de refermer les barreaux. « Je me rattraperais, promis… et, je vais te laisser, je meurs de faim » « merci… et chérie ? Le tournage reprend lundi alors vasy mollo, hein… » « j’ai rien mangé de la journée. Et ce soir, je mange une putain de salade. UNE PUTAIN DE SALADE. Comme un putain de lapin. Et t’es un putain de connard JONAH ! ». Excessive, moi ? « oublies pas d’éviter les oignons » « JE T’EN FOUTRAIS DES OIGNONS » « bon, ben, ça veut dire que t’y as pensé » « ESPECE DE CONNARD » « je vais te laisser, quand t’es comme ça, j’ai pas envie de discuter avec toi. Bonne soirée et vasy mollo quand même » « promis... JE DIRAIS AUX PUTAINS DE LAPINS D’ALLER MOLLO SUR LA CAROTTE, ENFOIRE ! ».

Je vous accorde, ça n’a strictement aucun sens. C’est toujours comme ça. Et ça recommence, inlassablement et c’est aussi chiant que de regarder Titanic cinquante fois d’affilée. Et ça sonne. Le monde part en vrille, on n'a plus le temps de râler de nos jours. « PUTAIN, C’EST PAS TROP TOT CETTE SALADE. » Je respire un coup, Jonah a anéanti ma soirée et j’ai une folle envie de me jeter sur un bon gin tonic car si je n’ai pas appris à me servir d’une poêle, j’ai un réel don pour les cocktails. Ou plutôt pour les boire, je ne sais plus.
J’enjambe les cartons du modeste loft de 150 m2 loué depuis deux ans et que je dois rendre en fin de semaine. Quel mensonge pourrais-je inventer à mes parents s’ils souhaitent me rendre visite après mon déménagement ? Une colocation soudaine ? Personne n’y croirait, je suis trop individualiste pour partager mon espace avec un autre. J’ai d’ailleurs promis à Ezelia que j’emménagerais ce week-end chez elle. Et je ne veux pas d’elle ici, tout du moins pas ce soir car le sol est jonché de cartons…vides. Je me suis déclarée incroyablement occupée en ce vendredi pour ne pas qu’elle découvre que je n'ai rien foutu de la semaine et qu'il me reste tout à faire, la veille dudit déménagement. Et pourtant, je suis censée débarquer demain chez elle. Non pas que je ne veuille pas emménager avec la femme de ma vie mais j’ignore pourquoi je traîne des pieds. Je crois que j’ai peur. Et c’est bien ça le problème.

J’attrape un peu de monnaie à la hâte, non sans faire une escale devant le grand miroir d’entrée car Jonah a encore réussi à me faire sentir grosse et je m’arrête pour enfiler des espadrilles car il n’y a rien que je déteste plus que d’accueillir quelqu’un, même s’il ne s’agit que d’un livreur ou d’un postier, pieds nus, comble de la déchéance.

« Salut. Salade surprise ? » Et merde. Je me décomposais sur place. Littéralement. Je me mis à imaginer plusieurs scénarios pour cacher l'horreur, ces foutus cartons vides. N'ayant pas le luxe d’échafauder quelque chose d'intelligent, je renonçais. Peut-être ne comptait-elle pas rester après tout ? Et pourquoi agitait-elle une putain de salade ? Ma putain de salade. Avait-elle racheté la compagnie ? « Quoi ? Me dis pas que ta famille est là ! » « Ça.. ça, ce serait une putain de blague. » Je pensais lui claquer la porte au nez, mais d'une, ça ne changerait rien au problème et de deux, ce serait pire. A choisir...

Je l'invitais à entrer, forçant sur une nonchalance inexistante. L'observant du coin de l’œil, je vis qu'elle posait son regard sur les cartons. Je pris alors la parole et prononçais d'un seul souffle : « Je sais, tu te dis, Harley chérie, tu n'as encore rien foutu... mais en vérité, ce que tu ne sais pas, c'est que j'y travaille depuis le début de la semaine... » Je repoussais du pied une pile d'affaires diverses, manquant de renverser le vase en cristal de l'entrée. « Tu vois, j'ai trié tout ça. Et... hum, il s'avère que je n'emmène pas ce... » J'extirpais un vieux téléphone bang&olufsen d'un carton à moitié rempli. « Ce téléphone... il ne fonctionne plus, de toute façon... » Lunatique, je passais subitement du coq à l'âne en m'exclamant, tel un cri du cœur : « Ma salade ! », que je lui arrachais presque des mains, assemblant avec brutalité la fourchette en plastique adossée sur le couvercle et commençais à dévorer ma salade encore debout, manquant de marcher sur la queue du chat dans ma lancée.

Le chat. Un british shorthair bleu avec un caractère de cochon qui a la fâcheuse tendance de se mettre sur votre chemin si bien que vous manquez de l'écraser à tout moment de la journée et optionnellement de vous prendre un coup de griffe. Un cadeau de ma sainte mère pour m'aider à vivre mon « célibat ». Je ne sais plus comment il s'appelle, parce qu'à force de l'appeler « le chat », il ne répond plus qu'à cette appellation.

« Jessica ? Qu'est-ce qu'on fait du chat ? » « J'ai pas encore vu avec lui. Je pense qu'il est d'accord pour emménager avec nous. Dans le cas contraire, chacun sa route. N'est-ce pas le chat ? » Fis-je en observant le chat, blotti dans un carton. « Et puis, je trouve qu'on se rapproche, tous les deux. » Je tentais une approche en me penchant vers ledit carton et récoltais un coup de griffe que j'esquivais de justesse. Esquissant un sourire, j'ajoutais « tu verras d'ici deux ou trois ans, ce sera l'amour fou. » Reposant ma salade à demi dévorée sur la table basse, je laissais passer un silence gênant avant de me relever. Ce qu'on est stupide quand on est le seul assis !

Il y avait quelque chose, comme un malaise, un quelque chose de gênant et d'imperceptible qui flottait dans l'air et qui menaçait de s'abattre sur moi à tout moment. Aussi, je décidais de prendre le taureau par les cornes et de rentrer dans le vif du sujet. « Ezelia... », murmurais-je, m'avançant vers elle. « Je voulais te dire que... » Ce fut lorsqu'elle passait la main dans ses cheveux que je me rendis compte qu'elle était nue. Nue car elle ne portait aucun artifice, aucun bijou, aucun ornement, ce qui ne lui ressemblait pas franchement. C'était ainsi que je l'aimais. Lorsqu'elle se présentait à moi d'être humain à un autre humain. Et pourtant, j'oubliais presque aussitôt mes bonnes intentions, ma soudaine envie de franchise pour m'écrier : « qu'est-ce qui t'es arrivée ? t'as oublié tout ton attirail chez Ezekiel ou quoi ? » en caressant ses boucles brunes. Pourtant, tout ce que je mourrais d'envie de dire c'était « Ezelia, je t'aime tellement et je veux passer ma vie avec toi. Et je ne sais toujours pas ce que tu fous avec moi. J'ai peur, j'ai la trouille et ça me bouffe tous les jours parce que tu mérites bien mieux qu'une connasse qui n'assume pas sa sexualité. Pourtant... pourtant tout ce que je veux c'est me réveiller tous les matins à tes côtés et te passer la bague au doigt... ».

Génial. Une tape sur l'épaule. Ça ne pourrait pas être gênant. Je me raclais la gorge bruyamment. « Et pour ta gouverne, non, je n'ai rien laissé chez Ezekiel. Hormis une bouteille de champagne à moitié vide. Pourquoi, tu n'aimes pas ? » « Donc, si je résume, il y a en qui boivent du champagne en plein après-midi et d'autres qui s'esquintent à remplir des cartons ? » Fis-je en riant avant de me raviser. Mince, qui dit champagne dit évènement à célébrer, à moins qu'Ezelia ou son abruti de jumeau ne soit devenu alcoolique. « J'ai raté quelque chose ? » M'enquis-je sincèrement, me doutant probablement qu'il s'agissait de la contraction d'un nouveau contrat. Et sans confirmation de sa part, je ravalais une certaine jalousie à l'égard d'Ezekiel. Pendant qu'il avait ce requin bienveillant qui lui servait de manager et de soeur, qu'avais-je de mon côté ?

« Sinon, qu'est-ce que tu voulais me dire ? » « Euh, je ne sais plus. Ça ne devait pas être si important, je pense... » J'évitais son regard. S'il y a bien une personne à laquelle j'ai du mal à mentir, c'est bien Ezelia et je sentais qu'en ce moment précis, elle jouait le jeu de la fille faussement intéressée alors qu'elle brûlait d'envie d'obtenir une réponse. Il faut dire que l'amorce avait été particulièrement accrocheuse.
Aussi, je décidais d'éluder totalement la question de la seule façon que je connaissais pour détourner une conversation. « Pour répondre à ta question de toute à l'heure... je trouve que ça te donne l'air inoffensive. Presque, soumise. » Lâchais-je en esquissant ce sourire que j'affectionne tant, celui qui me donne l'air d'une salope. Pourtant, je regrette de me comporter comme le stéréotype de la blonde idiote, celle qui n'use de ses charmes que pour détourner l'attention. Tout ce que je voulais, c'était oublier, ne serait-ce que l'espace d'un instant, me perdre dans le rêve et faire fi de la réalité. Oublier ces foutus cartons, ma foutue famille et mon connard de manager. Me raccrocher à ce rêve merveilleux, à ces pensées candides et à la prétention de ne vivre que pour moi, sans me soucier des autres. Et j'avais besoin d'elle. Je me jetais alors dans ces bras dans un élan de désespoir. Ou d'ivresse. Car pendant qu'elle sirotait du champagne avec Ezekiel, j'avais descendu au moins trois verres de gin.

Ses tendres baisers, divins, n'avaient de cesse de me rappeler que jamais elle et moi ne pourrions être deux au grand jour. Elle me rendait autant accro qu'elle ne me faisait la haïr pour l'aimer autant. Ce que j'aurais aimé pouvoir me passer d'elle, l'embrasser une dernière fois et tourner les talons, ça aurait été plus facile. Et pourtant, je restais là comme un gosse paumé sur une aire d'autoroute, à regarder les voitures passer parce qu'on lui a dit de rester sagement sur le tremplin.

Et puis, je fus rappelée à la réalité lorsque je sentis ses doigts descendre le long de mes flancs, comme une décharge électrique jusque dans mon échine. Cela en était presque désagréable, même s'il s'agissait d'Ezelia. Putain, Jonah avait réussi à me faire sentir grosse. « Tu veux venir à la maison ? Juste toi et moi. On coupe tout, et on fait ce que tu veux. » Je me reculais à mon tour et croisais les bras, me fermant comme une huître. « Ce n'est pas parce que tu as le luxe de pouvoir te couper de tout que tu peux me prendre de haut comme si je n'avais rien eu d'autre à faire de ma journée que de me languir de toi. » Passive-agressive, moi ? « D'ailleurs, c'est un peu hypocrite parce que d'une : tu passes la journée avec Ezekiel et pas moi. Tu arrives comme une fleur chez moi et tu me proposes maintenant de passer un peu de temps avec moi, comme si j'étais à ta disposition alors que toi, tu ne l'étais pas de la journée pour moi. » De la mauvaise foi à l'état pur. C'était bien moi qui lui avait fait comprendre être indisponible toute la journée. Ce n'était pas de la jalousie. Uniquement de la mauvaise foi. Uniquement pour détourner la conversation. « Et de deux, tu ne m'as pas dit pourquoi t'étais chez ton frère aujourd'hui. » Je vous l'accorde, ça n'a rien avoir. « Franchement, tu me donnes mal à la tête Ezelia. Mais je te pardonne et on en parle plus. » Terminais-je en grand seigneur perfide. « D'ailleurs, tu veux de la salade ? » A peine lunatique...