I just want a goddamn can (libre)

La journée avait mal commencé. C'était le genre de journée où tout va de travers, peu importe ce que tu fais. Nathan s'était réveillé avec une gueule de bois implacable dans le lit d'une inconnue sans souvenir d'être arrivé là, s'était levé du pied gauche, avait manqué s'ébouillanter avec son café, pour finalement arriver en retard en cours et devoir s'asseoir à côté d'un douchebag qui n'avait rien trouvé de mieux à faire que se moquer de son accent britannique. Et maintenant, ça. Debout devant le distributeur de boisson qui vient d'avaler sa pièce, le jeune homme attend plusieurs minutes avec le sentiment grandissant de s'être fait arnaquer. De toute évidence, les éléments se sont ligués contre lui, car rien n'en sort. C'est la goutte de trop. Perdant patience, il secoue la machine pour l'obliger à réagir, d'abord doucement, puis de plus en plus violemment à mesure que son espoir de revoir un jour sa pièce ou mettre la main sur une canette de coca s'envole. Il finit par lui décocher un coup de pied, qui a pour seul effet de lui faire monter les larmes aux yeux tandis qu'une vive douleur lui déchire le gros orteil. Jurant comme un charretier, il se met à sautiller sur place tout en se tenant le pied à deux mains. De dépit, il repose son pied au sol avant de plaquer le front contre le distributeur, les mains à plat de chaque côté, lorgnant la canette ardemment désirée, à la fois si proche et insaisissable, comme s'il était capable de la faire bouger par la seule force de sa volonté. Le contact du métal froid a au moins l'avantage d'atténuer quelque peu son mal de crâne. Il reste ainsi un bon moment à maudire silencieusement sa malchance, maudire l'incompétent chargé de l'entretien des distributeurs et maudire le mec qui a inventé ce système casse-couille à la base. A moins qu'il ne s'agisse plus simplement d'une minute de silence pour sa pièce perdue.

Nathan fait brutalement volte face vers l'inconnue, prêt à défouler sur elle toute la frustration qu'il a accumulé dans la matinée, lui crier qu'il n'a pas besoin de son aide et de lui foutre la paix, mais la vue du distributeur coopérant enfin le coupe net dans sa lancée. Comme une apparition divine, elle se penche pour ramasser l'objet de ses convoitises et le lui remet tout sourire. Interloqué, son regard fait la navette entre sa sauveuse et la canette qui a atterrit par miracle entre ses mains. Un chant d'église résonne dans sa tête. Il fixe un instant cette dernière comme si c'était trop beau pour être vrai. Il n'y croyait plus. La journée ne s'annonçait pas si terrible que ça, finalement. Posant la canette fraîche contre sa tempe douloureuse, il ferme les yeux un petit moment et laisse échapper un soupir de satisfaction. Se rappelant la présence de la jeune femme, il lui glisse un regard en coin un peu confus, pris au dépourvu.

« Euh, merci. »

La tenant à bout de bras pour éviter le léger geyser mousseux qui déborde de l'ouverture, il la décapsule avidement et savoure une longue gorgée.

« J'ai l'impression que vous n'avait pas beaucoup dormi. »

Nathan manque de recracher son coca. Éloignant précautionneusement le goulot de ses lèvres, il lui jette un nouveau coup d'oeil, les yeux plissés, comme pour juger si elle mérite qu'il s'énerve. Mais comme l'issue inattendue des évènements a légèrement apaisé sa mauvaise humeur, il se contente d'un bref rire sarcastique, dénué de tout amusement, mais un rire quand même.

« Ça se voit tant que ça ? »

« Oui ça se vois beaucoup. Même ma grand-mère à l'air plus réveillée que vous... Alors qu'elle et morte. Enfin ce n'est pas le coca qui aidera... »

Sa remarque donne naissance à un sourire furtif de la part de Nathan. Cette fille était... Intéressante. Il prend le temps de l'observer plus en détails, des pieds à la tête. Mignonne. Le genre de fille qui lui aurait facilement fait tourner la tête si sa misanthropie n'était pas comprise dans l'équation. Sa tenue savamment soignée aurait mérité une bonne place dans la section street style d'un magazine fashion. Il n'a pas eu l'occasion d'admirer son reflet mais il imagine sans mal le spectacle navrant qu'il doit lui-même lui offrir. Cheveux en bataille, teint pâle et cernes de panda, sapé comme un clodo avec ses mitaines laminées et ses Dr. Martens usées jusqu'à la corde. Il ne serait même pas surpris d'avoir encore la trace des draps imprimé sur la figure. Pas étonnant qu'il se fasse comparer à un cadavre. Sans se départir de son sourire désabilisant, elle se sert à son tour une boisson. Plus chanceuse que lui, la machine crache tout de suite son butin qu'elle attrape et décapsule habilement. Il en reste la mâchoire pendante tandis qu'elle lui passe devant avec un petit air moqueur. Il referme brusquement la bouche avant de se passer la main sur le visage d'un air dépité, se sentant complètement stupide. L'enfonçant dans la poche, il lui tourne le dos et s'apprête à passer également son chemin, mais s'arrête presque aussitôt dans son mouvement. Il ne la connaît même pas. Elle l'a simplement dépanné avec le distributeur. Il ne lui doit rien. Alors pourquoi c'est aussi difficile de simplement la laisser partir ? Basculant la tête en arrière, il serre un instant les paupières en regrettant à l'avance ce qu'il s'apprête à faire. Son soupir inaudible fait s'affaler ses épaules.

« Ok. J'ai passé la nuit à me bourrer la gueule et manifestement je le paye au prix fort. Cela suffit à satisfaire ta curiosité ? »

Il se retourne lentement avant qu'elle ait eu le temps d'atteindre la sortie, haussant la voix pour couvrir les quelques mètres qui les séparent désormais. Un ou deux passants lui lancent un regard de jugement qu'il ignore superbement.

« Et toi, tu fous quoi là ? Tu n'étudies pas ici, je me trompe ? »

Il la dévisage en plissant les yeux. Il est pratiquement certain de ne jamais l'avoir croisée dans le coin en trois ans. Bien qu'il ne soit pas du genre à prêter beaucoup d'attention à ses camarades de manière générale, il est prêt à parier qu'il aurait déjà remarqué une présence aussi éclatante.

« A te dire je m'en foutais un peu de ta soirée à te bourrer la gueule. Je ne suis pas là pour critiquer ou même prendre la tête des gens, si vous aimer être ainsi, c'est votre problème. »

Touché. Le jeune homme passe une main dans sa tignasse ébouriffée avec un petit rire un peu penaud. A l'ordinaire, une réplique toute aussi cinglante lui serait montée aux lèvres. Il ne sait pas trop si c'est à cause de son état déplorable ou de l'attitude posée et confiante de la jeune femme, mais elle a le don de le laisser sans voix. Une chose est sûre, elle a du coffre. Sans se laisser démonter par son interpellation provocante, elle daigne tout de même répondre à sa question. Il marmonne un "je l'aurais parié" dans sa barbe, s'empressant d'étouffer l'étincelle de curiosité que son explication a fait naître en lui. C'était une mauvaise idée d'engager la conversation avec elle. Il ne sait même pas pourquoi il s'est senti obligé de se justifier à la base. Dorénavant, tout ce à quoi il pense c'est se dénicher un coin tranquille où se reposer en attendant son prochain cours, et peut-être avec de la chance récupérer un peu son manque de sommeil. Mais à peine s'est-il fait cette réflexion qu'elle ajoute avec un clin d'oeil :

« Tenter de boire un verre de jus de banane, vous auriez moins l'air autant fatiguée. »

Nathan s'esclaffe légèrement, incrédule. Boire de l'eau pour faire passer la gueule de bois, c'est un conseil qu'on lui a asséné à de multiples reprises, et il se plaisait chaque fois à leur rire au nez en répliquant "Tu crois que je le savais pas déjà ? Ça marche pas sur moi, ton truc". Mais le coup du jus de banane, c'est la première fois qu'on le lui fait. Elle doit certainement être une sorte de bobo naturiste pro-bio. De toute façon, pourquoi lui donner des conseils ? Elle vient à l'instant de le rabaisser plus bas que terre. Si ça se trouve, c'est parfaitement indigeste, et elle cherche à l'intoxiquer pour se venger de son impolitesse.

« C'est quoi ça, un vieux remède de grand-mère ? »

Mettant tout son mépris dans cette dernière riposte, il commence à s'éloigner avec toute la dignité qu'il lui reste dans la direction opposée, histoire d'avoir le dernier mot. Mais en faisant volte face, il entre brutalement en collision avec la femme de ménage qu'il n'a pas vue se glisser derrière lui. Renversant une bonne quantité de son coca sur son propre T-shirt blanc,  il laisse échapper bruyamment un nouveau chapelet de jurons.